L'ÉDITION SAVANTE
ET L'AUTOROUTE ÉLECTRONIQUE

JEAN-CLAUDE GUÉDON

ÉDITEUR DE LA REVUE ÉLECTRONIQUE SURFACES

DÉPARTEMENT DE LITTÉRATURE COMPARÉE

UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

I
INNOVATIONS TECHNIQUES ET MUTATIONS SOCIALES.
LES LEÇONS DE L'IMPRIMÉ.

L'intérêt croissant que suscite l'autoroute électronique se manifeste par la multiplication d'articles et de manifestations diverses qu'elle suscite. Voilà qui s'avère encourageant car les enjeux socio-culturels et économiques qui en dépendent sont véritablement énormes. Malheureusement, l'infrastructure continue de retenir la part du lion des commentaires (et des ressources), tandis que le contenu demeure largement ignoré, comme si cela allait de soi hors le changement de vecteur. Même les questions de propriété légale et de droit à la confidentialité, sans faire les manchettes aussi souvent qu'elles le devraient, retiennent plus l'attention que le contenu[1].

Dans les rares occasions où l'on parle de contenu, c'est souvent dans une perspective futuriste affligeante où de vieux épisodes de Star Trek feront concurrence aux rires en boîte de "I love Lucy" ou du "Talking horse". On y ajoute la vision exaltante de centres d'achat électronique. En revanche, quand on parle de contenu actuel, c'est-à-dire de ce qui se passe sur l'Internet, c'est pour le décrier en s'appuyant sur l'existence de quelques groupes aux goûts effectivement marginaux ou déviants[2]. En faisant, avec une certaine dose de démagogie, du battage sur les cercles érotiques, voire pornographiques du réseau, on oublie de penser à ce qui se passe dans n'importe kiosque à périodiques, à ce que l'on peut rejoindre par le téléphone et on oublie de mentionner que ces activités sont tout aussi marginales virtuellement que dans la société en général. L'Internet n'est pas le "red district" virtualisé de notre société; il en est le reflet retravaillé par les effets propres au médium électronique.

Cette manière constamment sensationnaliste d'aborder le contenu de l'autoroute électronique provient du fait que, d'une part, les compagnies privées faisaient comme s'il n'y avait pas de problème, d'autre part les seuls à en parler de façon générale sont les journalistes et ils sont le plus souvent assez mal renseignés; enfin les chercheurs n'ont pas encore publié grand-chose précisément parce que le sujet est très complexe et difficile à saisir et que les données sont, au mieux, encore très fragmentaires.

Le public ne se rend donc pas compte que des questions autrement plus intéressantes et fondamentales que celles dont on parle un peu constituent en fait l'enjeu profond de l'autoroute électronique. Il pourrait, par exemple, se demander comment les relations sociales, institutionnelles et affectives se modifient au détour de communications réglées par ordinateurs[3]. Il pourrait également s'inquiéter sur la façon dont les systèmes actuels de pouvoir et les circuits économiques dominants sont renforcés ou affaiblis par ces nouveaux instruments. Il pourrait enfin surveiller l'arrivée possible en son sein de nouvelles formes de pensée liées à l'utilisation de plus en plus généralisée de ces instruments nouveaux de communication.

Lorsque Gutenberg est apparu sur la scène européenne à la Renaissance, le contenu non plus n'a pas fait grand problème au début. Incapable de tirer les leçons possibles de l'avènement de l'écrit sur les sociétés humaines, l'Europe s'est engagée dans l'imprimé en somnambule. Au détour de ses tentatives pour, en premier lieu, mieux diffuser des textes religieux, elle s'est offert quelques petites innovations anodines comme le Protestantisme, la révolution scientifique, l'État-nation et l'individu, lui-même relié à l'avènement de l'économie libérale. Sur le plan des loisirs, la lecture silencieuse s'est développée avec l'imprimé et, dans le secret, toujours quelque peu suspect, de la relation intime entre l'imaginaire et le texte, naissait ce prototype de la réalité virtuelle que l'on appelle encore le roman, ainsi que ses avatars, que l'on appelait le bovarysme quand on lisait encore Flaubert.

Depuis, et toujours grâce à l'imprimé, on sait que l'écriture, en son temps, avait donné naissance à quelques petites conséquences intéressantes. Elle avait engendré la classe conjointe des prêtres-scribes et les pharaons-dieux. Ces prototypes théologiques furent finalement couronnés d'une innovation à grand succès, le dieu transcendant. Ce dernier rejeton culturel, invention des Juifs, a été repris par ces Juifs hérétiques, autrement appelés Chrétiens qui, grâce à une technique habile de propagation des symboles, en ont poussé les limites jusqu'à épuisement. D'ailleurs, pour réussir leur petite opération, les Chrétiens avaient lancé leur propre révolution dans les moyens de communication en substituant le codex au rouleau.

Cette fois-ci, à l'aube de l'autoroute électronique, nous avons en principe un peu plus de chance car, justement, nous pouvons nous appuyer sur les leçons du passé et éviter ainsi de nous condamner au ridicule de la répétition aveugle. Mais, débordés par les impératifs de la technique et de sa complexité, l'humanité s'engage dans l'ère de la numérisation généralisée en ne sachant même pas si elle doit parler d'information ou de communication. C'est peut-être d'ailleurs ce qui explique sa fascination pour la bande passante. En étudiant un peu la question de l'édition électronique, j'espère montrer que ces transitions techniques sont porteuses de profondes ruptures sociales et culturelles. Ne pas étudier ces questions et augmenter la bande passante comme on le fait actuellement, c'est un peu comme si, pour préparer un voyage nocturne en automobile, j'augmentais radicalement la puissance du moteur et la qualité des routes, en oubliant la question des phares.

II
L'ÉDITION ÉLECTRONIQUE SUR L'INTERNET:
GÉNÉRALITÉS

L'édition électronique, ce n'est ni plus, ni moins que le contenu des réseaux électroniques. En effet, éditer, c'est faire paraître, c'est publier. Publier, c'est rendre public, c'est mettre un message dans une forme telle que l'on puisse y avoir accès à certaines conditions. Ces conditions sont la connaissance du code, le droit à l'accès du code et les moyens d'en obtenir l'accès. Dans le cas de l'imprimé, la connaissance du code, c'est la capacité de lire; le droit à l'accès du code c'est l'envers de la censure de l'objet imprimé, qu'il s'agisse de livre, brochure ou gazette; quant aux moyens, cela correspond aux modalités économiques. Va-t-on utiliser le modèle de la bibliothèque publique, celui de la bibliothèque privée, ou encore celui de la vente privée de livres dans des librairies? Enfin, permettra-t-on la copie et à quelle condition?

Ces points de référence que nous offre l'imprimé sont utiles pour aborder l'édition électronique mais analyser en détail ces points m'entraînerait trop loin de mon sujet. Je me bornerai ici à dire qu'il ne faut pas trop se laisser impressionner par les individus, si impressionnants soient-ils, qui parlent avec une voix de stentor, et qui voudraient nous convaincre que seule une vision commerciale des choses est réaliste. Il faut plutôt, et constamment, poser la même question: comment peut-on justifier qu'une autoroute électronique soit, sur le plan économique, traitée différemment d'une autoroute normale? À cet égard, n'oublions jamais que l'autoroute n'a aucun monopole fonctionnel `par rapport aux autres routes, gratuites elles; elle ne permet que réduire le temps de transport (et donc, souvent, son coût). Le voyageur dispose toujours d'un autre itinéraire, gratuit celui-là, pour rejoindre sa destination.

Revenons à l'édition électronique. Tout fichier numérisé est donc susceptible de jouer un rôle de communication (texte, image, son, etc.) et lorsqu'il circule sur le réseau Internet, il correspond à une forme d'édition électronique. C'est ainsi que le réseau Internet a déjà donné naissance à tout une gamme de formes d'édition, dont certaines apparaissent comme des extensions à peu près fidèles de pratiques liées à l'écriture ou à l'imprimerie, tandis que d'autres apparaissent déjà profondément originales. Ainsi les groupes de News apparaissent comme l'équivalent de places du village avec affichage public. À la manière des dazi-bao chinois, n'importe quel individu peut venir, lire et laisser à son tour soit un message original, soit une réponse à un message antérieur. Enfin, il peut repartir avec une copie de tout document ainsi affiché.

De la même manière, les serveurs de listes (ou listserv) agissent aussi comme un système d'affichage public, mais, à la différence des places publiques, l'accès peut être limité ou même fermé. En cela, un listserv ressemble plus à un cénacle, forum ou tout autre espace de discussion où l'accès est contrôlable, sinon contrôlé, et où, par conséquent, un certain filtrage peut agir pour quelque fin que ce soit. Sur Internet, les listserv ont tendance à être plus relevés dans leur expression que les News; ils se prêtent mieux, en particulier, à la forme séminaire sur laquelle je vais revenir plus tard.

Différents sont les sites FTP[4] où l'on stocke toutes sortes de documents comme sur les rayons d'une bibliothèque virtuelle. L'ensemble des sites sur la planète offre une collection gigantesque de ressources qui, heureusement, peuvent être passées au peigne fin par Archie[5], une base de données qui se tient périodiquement à jour et suit ainsi l'apparition ou la disparition des documents avec un retard inférieur à un mois dans le pire des cas de figure. Grâce à Archie, toutes ces bibliothèques virtuelles que forment individuellement chaque site FTP, commencent à se fusionner pour en former une seule, mondiale aux ressources véritablement incroyables. Ce processus de fusion s'est d'ailleurs intensifié depuis l'arrivée de nouveaux outils sur le réseau, en particulier de ce que l'on appelle dans le jargon du milieu les "gophers" et le World Wide Web[6]. Avec ce dernier outil, non seulement on peut créer un document écran formé de divers documents réunis temporairement par le logiciel lui-même, une image à Tokyo et un texte à Londres, par exemple, mais on peut naviguer de fragment de document à fragment par des liens non-linéaires, transformant ainsi les sites FTP du monde en immense hypertexte.

Sur le plan des normes, la situation n'est pas encore claire, mais elle évolue rapidement elle aussi. Le problème le plus ennuyeux, a priori, demeure le manque de généralisation d'une méthode qui permettrait de transmettre les langues a alphabet latin avec tous leurs signes diacritiques. Les solutions techniques existent (par exemple Mime) et des normes sont également présentes (par exemple celle communément appelée ISO-latin, mais elles ne sont pas encore généralisées suffisamment pour faire disparaître le problème. En ce qui concerne les autres langues, comme l'arabe, ou, plus difficile encore, le japonais ou le chinois, des solutions impliquant des codes a trois ou même quatre signes ascii sont utilisées mais, là encore, le problème est moins technique que social: il faut trouver le moyen de s'accorder[7].

Ce petit survol de la situation générale de l'édition électronique effectué, j'aimerais me consacrer, dans le reste de ce texte, au secteur que je connais le mieux, en l'occurrence celui de l'édition savante électronique et explorer ainsi, sur ce cas d'espèce, les incidences sur le contenu et ses modes de fonctionnement que le passage à l'électronique comporte.

II
L'ÉDITION SAVANTE ÉLECTRONIQUE

L'édition électronique savante ne commence à susciter de l'intérêt que parce que l'édition classique des revues savantes souffre de difficultés de plus en plus difficiles à juguler. En cela la transition technique que nous voyons poindre sous nos yeux en ce moment-même, obéit à l'un des schémas les plus classiques parmi ceux qui s'appliquent à toute transition technique, celui de la réponse à une crise. Ainsi, la maîtrise du charbon comme source d'énergie ne s'est effectuée que sous la pression d'une rareté croissante du bois. Pour réussir, il fallut vaincre des préjugés nombreux sur les dangers d'asphyxie du charbon et revoir la qualité des métaux utilisés dans la construction des poêles et autres fourneaux. Des fortunes se firent tandis que d'autres se défirent tandis que tout un pays, puis un continent apprit à fonctionner sur la base de cette nouvelle source d'énergie.. On sait par ailleurs l'effet majeur de ce changement sur le processus d'industrialisation.

De la même manière, l'idée d'appliquer l'imprimerie à des objets transitoires, comme des périodiques, n'est devenue pensable que lorsque la République des Lettres du XVIIème siècle a commencé à crouler sous le poids de sa propre productivité. Le nombre de nouvelles et de commentaires qu'il fallait faire circuler n'était plus compatible avec le travail de quelques hommes de lettres[8]. En dépit du commerce épistolaire impressionnant d'individus comme Henry Oldenburg à la Société royale de Londres ou du Père Mersenne, l'ami de Descartes, la "bande passante" du système de communication de la République des Lettres était devenu insuffisante. On inventa donc le périodique savant imprimé en 1665, mais, ce faisant, on ignorait que l'on allait complètement transformer non seulement les systèmes de pensée, mais les divisions même de la connaissance. En effet, la revue savante imprimée est le premier et le plus visible parent de ce nouvel objet d'appréhension des connaissances, la discipline[9]. Dire que la revue imprimée a quelque chose à voir avec la création du concept de discipline montre aisément l'ampleur des effets que l'irruption d'un nouveau médium de communication entraîne dans les affaires humaines, dans ses modes de connaissance en particulier.

De nos jours, les revues savantes imprimées font face à un ensemble croissant de difficultés qui peuvent laisser penser qu'une transition technique majeure est proche. Ceux d'entre nous qui proposons des modèles de revues électroniques faisons le pari que non seulement la transition est proche, mais qu'en plus le contour de l'avenir est déjà visible.

Pourquoi y a-t-il crise? La réponse est assez bien connue et documentée[10]. D'abord le nombre des chercheurs dans le monde entier va croissant. Ensuite, une pression de plus en plus vive est exercée partout pour inciter les professeurs à la recherche et, surtout, à la publication. Par ailleurs, les évaluations actuelles de la qualité d'un chercheur passent par la mesures quantitative: nombre de publications et de citations constituent autant de paramètres susceptibles d'intervenir dans des décisions touchant profondément la carrière d'un individu. Cette situation incite à multiplier par tous les moyens le nombre d'articles publiés et cela, globalement, ne peut que se refléter dans le nombre de revues savantes. En même temps, pratiquement toutes les attributions de ressources passent par l'utilisation de ce critère, lui assignant ainsi le premier rôle, un rôle incontournable en fait. L'expression américaine, "publish or perish" n'est pas un vain mot à cet égard. Sans publications dans des revues savantes, on n'existe pas.

Par ailleurs, la spécialisation croissante se traduit par la multiplication de spécialités toujours plus pointues ou, inversement, de secteurs toujours plus interdisciplinaires, mais dans un cas comme dans l'autre, le résultat est toujours le même: de nouveaux titres apparaissent pour couvrir les nouveaux créneaux intellectuels. Enfin, la sociologie des sciences a suffisamment fait connaître les dimensions de pouvoir liées à l'édition de revues savantes: des portiers intellectuels ("gatekeepers") au capital symbolique, une préoccupation devenue générale et explicite avec le pouvoir a fait de l'édition scientifique un enjeu suffisamment important pour que la moindre association, voire le département, souhaite ou rêve de publier sa propre revue. On voit donc que les facteurs contribuant à l'augmentation du nombre des revues savantes sont nombreux et puissants.

Sur le plan économique, les données sont tout autres et ne construisent pas les mêmes courbes ascendantes, loin s'en faut. En fait, c'est le financement qui freine le plus la montée du nombre des revues savantes dans le monde. Le prix des revues savantes, et ce pour des raisons complexes sur lesquelles je ne m'étendrai pas ici, augmente plus vite que le coût de la vie. En revanche les budgets des bibliothèques universitaires n'augmentent guère, bien au contraire[11]. Au total, le nombre des abonnements maintenus par les bibliothèques est en baisse et ce qui a pu être maintenu n'a pu l'être souvent qu'au détriment de l'achat de monographies.

S'amorce alors un mécanisme inexorable de mauvais augure pour l'avenir: face au déclin du nombre de ses abonnés, une revue se voit forcée de recourir à divers expédients, augmentation, parfois brutale, du coût des abonnements, en particulier celui des abonnements institutionnels, réduction par tous les moyens possibles des coûts de production (moins de graphismes, édition moins soignée, moins de pages imprimées, etc.), multiplication des numéros doubles ou triples, ce qui permet de remplir formellement le contrat d'abonnement à un moindre coût (moins de pages à imprimer et d'envois postaux). Cette dernière tactique allonge aussi les délais de publication, car le nombre d'articles soumis, lui, demeure stable ou tend même à augmenter.

Les bibliothèques, pour contenir ou baisser les coûts d'abonnements, procèdent rationnellement, c'est-à-dire en cherchant à élaguer les titres qui ne servent qu'à peu de lecteurs et rarement. Or, cette rationalité se reproduisant rigoureusement d'une institution à la suivante, tout le monde aboutit à peu près aux mêmes conclusions. Résultat: les revues très utilisées continuent d'être achetées par tout le monde, tandis que les autres tendent à se faire de plus en plus rares.

Pour tenter de compenser la réduction du nombre des abonnements, on intensifie et on améliore le système de prêts entre bibliothèques. Du même mouvement, une procédure conçue initialement comme exceptionnelle devient routinière, ce qui engendre des augmentations de coûts plus rapide que l'augmentation de la demande. Rapidement, les budgets de prêt sont saturés à leur tour et le problème général est reconduit sans solution générale en vue mais avec un expédient en moins.

Récemment, la logique du prêt entre bibliothèques a trouvé, en quelque sorte, son point logique d'aboutissement avec le système UnCover des bibliothèques du Colorado (CARL). Ce regroupement de bibliothèques a constitué un catalogue collectif des articles des quatorze mille titres de revues qu'elles achètent et mettent gratuitement cette bibliographie exceptionnellement riche à la disposition de l'ensemble du réseau Internet. Le financement s'opère de façon très simple: CARL offre la possibilité d'envoyer des articles complets par fax en quelques heures après la commande par courrier électronique[12]. En fait, pour tout un ensemble de revues rarement consultées, l'ensemble des bibliothèques de la terre pourrait simplement s'adresser à Carl et acheter ces articles à la pièce.

À ce stade-ci, la revue imprimée, à son insu pourrait-on dire, est déjà devenue électronique par le biais de CARL et des imitations qui ne vont pas manquer de surgir ailleurs dans le monde. Elle risque d'ailleurs de découvrir cette situation brutalement le jour où un nombre suffisant de bibliothèques vont s'éveiller à la possibilité de s'appuyer sur CARL et couvrir les rares requêtes pour les articles d'une revue secondaire de cette façon[13]. Cette revue verra alors ses abonnements chuter brutalement et il ne restera plus que l'abonnement de CARL plus quelques abonnements à des êtres en chair et en os qui agissent par intérêt spécial. Je prévois que nombre de revues, mises en face de situations de ce genre, n'auront plus le choix que de passer à l'électronique pour simplement continuer d'exister. Corrélativement, je prévois que le nombre de revue électroniques va bientôt exploser.

On pourra dès lors se poser la question du rôle réel des revues imprimées. Stevan Harnad, de l'Université Princeton, me rappelait récemment que 80% des articles n'étaient lus en moyenne que par deux personnes et n'étaient jamais cités[14]. Cette statistique engendre initialement un choc et pourtant il ne faudrait pas en déduire que ces articles ne méritent pas d'exister. Une telle conclusion que pourrait formuler un administrateur pressé, soucieux de réduire quelque déficit, détruirait en fait le système de la recherche. En effet, celui-ci, à l'instar d'une vaste pyramide, a besoin d'une base très large pour s'élever. En revanche cette situation confirme les thèses qui circulent de plus en plus sur les rôles essentiels de l'article imprimé[15]. Rapidement, on peut mentionner que les périodiques savants prétendent remplir un rôle de communication, mais que, à cause des délais de publication, celui-ci est devenu totalement mythique.. Par ailleurs, les articles imprimés peuvent être stockés, classés et recensés dans des bibliographies, ce qui en permet la récupération. Appelons une information récupérable une archive et soulignons immédiatement le fait que, de ce point de vue, l'imprimé s'avère beaucoup moins efficace que le texte numérisé et qu'il enterre au moins autant qu'il qu'archive. Par ailleurs, la durabilité du papier, depuis le milieu du XIXème siècle est limitée à quelques décennies, si bien que l'enterrement sur papier aboutit finalement à l'annihilation de la mémoire matérielle.

En fait, le rôle principal de l'article imprimé, c'est de consacrer, de légitimer, de prêter de l'autorité aux résultats de recherche qui atteignent cet état de présentation publique. Le processus conduisant à l'imprimatur (pour reprendre la vieille expression de la censure de l'Église) implique le jugement par des pairs. En d'autres mots, la sélection et la mise en ordre d'un article savant se fait au nom d'un jugement collectif, délégué à des collègues et à des éditeurs de revue. Ces individus, en s'appuyant sur cette délégation latente de responsabilité, peuvent donc passer jugement et de là ils tirent le pouvoir d'attribuer ou non une certaine légitimité à l'exposition d'une recherche donnée, mais tout cela au nom de la qualité. Toute une série d'actes contingents se dissimulent donc derrière la façade anonyme et formidable de la quête de l'excellence[16].

En démontant ainsi sommairement le mécanisme de légitimation que constitue l'imprimatur attribué par une collectivité disciplinaire, mon but n'est pas de faire la critique de ce processus, car ceci nous entraînerait trop loin. Je cherche plutôt à montrer combien la légitimité que peut conférer l'édition savante à un article correspond à un construit social, à la fois puissant et fragile, qui se situe au coeur du système de la recherche. Y toucher sans soin, c'est s'exposer à de profondes réactions de la part des chercheurs dont la carrière dépend de règles de jeu aussi bien établies que possibles. La négliger, c'est s'exposer à ne pas pouvoir jouer de rôle dans le système de la recherche tel qu'il existe actuellement.

Résumons! L'édition savante est en crise économique profonde. L'édition électronique savante lui est supérieure du point de vue de la communication et de l'archivage. Seuls points sur lesquels elle lui est encore inférieure: les modalités d'accès et la légitimité.

Les techniques d'accès au document électronique exigent de nouvelles compétences qui soulèvent des résistances auprès de certains utilisateurs, mais il ne s'agit là que d'un obstacle temporaire. En effet, les outils d'accès se simplifient d'année en année et, par ailleurs, la compétence informatique s'élargit constamment. Dans les domaines scientifiques, où l'ordinateur constitue de toute façon un outil indispensable et incontournable, ceci ne pose déjà plus de problème. Les science sociales et les études humaines, en revanche, accusent un certain retard à cet égard (souvent traduit en indifférence feinte ou dédain), mais les jeunes professeurs et les étudiants sont, pour la plupart, tout à fait au point aussi.

Le vrai problème, par conséquent, est purement de type institutionnel et social. Depuis des siècles, littéralement, se sont construits des mécanismes de mise en visibilité, des rhétoriques acceptables d'argumentation, des signes non équivoques d'autorité et de prestige qui, ensemble, ont contribué à construire ce dispositif tellement crucial au bon fonctionnement de la recherche: la légitimité. Des hiérarchies se sont formées entre pays, institutions, laboratoire, revues savantes et individus. Il s'agit de prendre ces éléments au sérieux et de s'insérer dans ce système plutôt que de tenter de l'ignorer et ainsi se trouver amené à reconstruire le système de la recherche de fond en comble.

S'insérer dans le système de la recherche, c'est trouver le moyen de doter les publications électroniques des mêmes caractéristiques que les revues savantes imprimées de façon à pouvoir prétendre à la même légitimité et entrer ainsi dans le jeu de la concurrence entre revues. Pour atteindre cet objectif, il faut apprendre à faire temporairement de l'ancien dans le nouveau de façon à faire accepter le nouveau dans l'ancien. Ce petit théorème tout simple répond incidemment en bonne partie aux problème mystérieux qui accompagnent régulièrement l'introduction de nouvelles technologiques. Le difficile, dans ce théorème, c'est l'identification des éléments de l'ancien que l'on maintient temporairement dans le nouveau de façon, à la fois, à en permettre l'enracinement et surtout, à terme, son plein déploiement. Ne pas mettre assez d'ancien, c'est mettre en péril le démarrage même d'une revue électronique savante; en mettre trop peut constituer un handicap à son déploiement éventuel selon le potentiel propre au nouveau médium.

Dans le cas de l'édition électronique, ce qu'il faut conserver de l'ancien peut être assez facilement repéré si l'on fait attention aux points de vue des différents types d'utilisateurs d'une revue savante. Du point de vue de l'auteur, par exemple, il est important de maintenir clairement en évidence le système d'évaluation par les pairs, de façon à ce qu'il puisse rapidement réfuter toute tentative de traiter cette publication comme inférieure ou, ce qui serait encore pire, comme de complaisance. L'auteur aime aussi montrer et distribuer ses écrits à ses collègues et, à ce point-ci de l'histoire, pouvoir le faire par voie de papier demeure important, en particulier pour rejoindre les réfractaires à l'informatique. Or, l'édition électronique ne s'oppose pas, bien au contraire, à une belle présentation sur papier. Cette remarque permet d'ailleurs de lever une confusion importante au sujet de l'édition électronique: celle-ci ne signifie pas pas nécessairement une lecture à l'écran; au contraire, et c'est un de ses avantages les plus évidents, le document électronique peut se matérialiser sous la forme qui convient le mieux à l'usage que l'on veut en faire. S'il s'agit, par exemple, d'insérer une publication électronique dans un dossier de promotion, mieux vaut lui donner une forme imprimée plutôt qu'une copie sur disquette, et cette impression sera plus convainquant encore si elle s'appuie sur les acquis de plusieurs siècles d'art typographique appliqué à l'imprimerie, plutôt que sur les caractères ASCII, seuls à pouvoir circuler facilement sur le réseau internet. En d'autres mots, pouvoir présenter son texte de manière agréable, voire élégante, grâce à une mise en page soignée ne peut que faciliter la réception, l'acceptabilité du contenu.

C'est là une manière de tirer parti de l'ancien dans le nouveau. On peut même présumer que cette facette de l'édition électronique va beaucoup se développer au fur et à mesure que des standards vont simplifier l'échange de fichiers complexes entre systèmes d'opérations divers. En effet, l'esthétique typographique et celle de la mise en page ne sont que des instruments particuliers de la dimension rhétorique d'un document. En facilitant la lecture, ils agissent comme principe ergonomique et, simultanément, ils en rehaussent le statut.

Du point de vue du lecteur ou du bibliothécaire, les questions du classement et de la citation sont importantes. Offrir une classification des documents électroniques selon des formes qui, artificiellement, reprennent les catégories de l'imprimé (volume, numéro, page) constitue peut-être une manière conservatrice d'aborder l'édition électronique, mais elle facilite l'utilisation de ces nouveaux documents au sein d'une culture, celle de la recherche, aux coutumes rigoureusement établies. Le lecteur ou le bibliothécaire doivent aussi s'assurer que le document électronique dont ils disposent correspond bien au texte effectivement publié sur le réseau, et non pas à une version subrepticement modifiée dans un but malicieux ou autre. L'intégrité du texte électronique peut en effet faire problème et contribuer ainsi à entretenir la méfiance à l'égard du nouveau médium. Pourtant, il suffit d'aller chercher soi-même un texte dans son site d'origine pour se rassurer. Par ailleurs, des outils de codage existent, qui permettent de vérifier si le texte a été modifié ou non et on peut s'attendre à ce qu'ils se développent en marge de l'édition électronique savante. Il s'agit là de reconstituer la sécurité qu'offre au texte la matérialité du texte imprimé associée à la multiplication des objets imprimés[17].

Au terme de cette petite analyse de l'édition savante électronique, on remarque aisément qu'elle rencontre des obstacles qu'aucun ingénieur ou informaticien ne pourra jamais régler. En effet, il ne s'agit pas de technique essentiellement, mais plutôt de mécanismes sociaux qu'il s'agit de bien comprendre comme tels. Et c'est là une remarque fondamentale dont l'importance va se réaffirmer à tous les détours de la mise en oeuvre de l'autoroute électronique. Pour ne pas l'avoir compris, un organisme aussi riche et puissant que Bell Canada a perdu, il y a quelques années, des sommes d'argent considérables en tentant de faire fonctionner Alex selon son plan directeur interne. C'est une leçon que CANARIE[18] ne devrait pas perdre de vue en concevant ses appels de propositions.

Au-delà du travail d'insertion de la revue savante électronique dans la culture propre au système de la recherche, travail qui ne fait que réellement commencer actuellement, alors que de cinquante à soixante quinze revues savantes électroniques accompagnent environ un million de titres dans le monde de l'imprimé, se profilent déjà les perspectives d'avenir. Les premières qui viennent à l'esprit, les plus évidentes donc, tournent autour de trois thèmes: outils d'accès améliorés, récupération de l'information affinée et évolution progressive du texte vers ce qu'il est convenu d'appeler le multimédia (images, son, animation). J'ai déjà abordé rapidement la question des outils d'accès et ne reviendrai pas là-dessus. Quant aux outils de récupération d'information, il est clair que toute information numérisée se prête merveilleusement bien aux outils de recherche plein-texte qui permettent de poser des questions du genre: donnez-moi la page entière de texte dans la banque A qui contient toute référence à x à condition qu'elle ne soit pas conjointe avec y dans la même phrase, mais à condition qu'elle soit corrélée avec Z dans le même paragraphe. De telles recherches sont déjà possibles dans le Trésor de la langue française stocké à l'Université de Chicago en Amérique du Nord, et à Nancy en France. Ces instruments de recherche dépassent bien entendu de très loin ce que peuvent offrir les revues imprimées, limitées comme elles le sont à des recherches par titres, noms d'auteurs et quelques mots-clefs dans le meilleur des cas.

L'évolution vers le multimédia constitue une autre avenue évidente de développement et qui va vite faire de l'édition électronique savante un concurrent redoutable de l'imprimé. Déjà la photographie et surtout la photographie en couleur a à peu près disparu de l'édition savante à cause des coûts qui s'y rattachent. L'édition électronique ouvre de nouveau cette possibilité et la libère complètement en fait car stocker une image ne coûte pas plus cher que tout autre type d'information. Le musicien aimerait certainement pouvoir appuyer ses dires avec des échantillons sonores de l'objet de son analyse. Et ceci est possible dans les revues électroniques, même si cela pose encore le problème de produire de très gros fichiers. Enfin, l'animation peut devenir très utile dans certains domaines. Pensons aux modélisations dynamiques complexes que l'on produit de nos jours dans les laboratoires. On peut publier le système d'équations correspondant, mais ne serait-il pas plus utile de montrer directement aux lecteurs ces modèles et emporter leur adhésion en leur montrant carrément le résultat? Pensons aussi aux problèmes de diagnostic médical reposant sur l'interprétation d'un processus particulier, comme le déplacement des signes d'activité chimique du cerveau à la suite d'un stimulus particulier. Bref, l'enrichissement possible de la matière documentaire va certainement être utilisée à plein par les revues électroniques[19].

Mais ce n'est pas dans les extensions multimédia de l'imprimé, aussi impressionnantes soient-elles, que va se passer l'essentiel à terme. Et c'est le thème final de ma présentation. En effet, l'édition électronique des documents, parce que numérisée, laisse se déployer une tendance générale que j'aurais envie d'appeler leur fluidification. Celle-ci peut d'ailleurs prendre des formes très diverses, mais toutes se traduisent en fin de compte par des rapports sociaux transformés. Il s'agit donc de commencer à voir comment la circulation des articles savants par voie de réseaux va contribuer, à terme, à transformer le système de la recherche. Je dis bien "commencer à voir" car cet exercice prospectif est quelque peu spéculatif mais il a l'avantage de camper clairement les paramètres conceptuels permettant de mieux comprendre le processus en cours de numérisation.

Premier exemple, les données de laboratoire. Dans la situation actuelle, l'auteur d'un article scientifique reprend ses données de laboratoire et en extrait ce qui permet d'avancer quelque chose de nouveau ou significatif sur un sujet donné. Des mesures effectuées en laboratoire, le lecteur ne retrouvera que quelques graphiques ou tables qui ne lui permettront pas, par exemple, de voir ce qui est retenu ou ce qui est rejeté au terme de la phase expérimentale. La justification utilisée jusqu'ici pour ne pas publier ces données brutes repose sur l'idée que l'auteur est à même de faire lui-même le nettoyage éditorial de ses données pour en sortir l'essentiel sans trahir la situation expérimentale. Une deuxième raison rend compte de ce filtrage des événements de laboratoire: c'est le coût même de la publication. Le prix de l'impression exige déjà du scientifique un style plus que lapidaire et il n'est donc pas question de publier la matière brute issue du labeur quotidien dans les laboratoires. Avec la publication électronique, non seulement cette hypothèque est levée, mais on peut même envisager d'aller très loin dans cette documentation de la phase expérimentale. On pourrait, par exemple, envisager de publier sous forme de séquences vidéo les moments cruciaux d'une expérience. Par ailleurs, la citation électronique d'un article peut se faire intégralement plutôt que de simplement donner une référence en bas de page invitant le lecteur à faire le travail de recherche s'il en a le temps, le désir et l'énergie. Dans les deux cas, la vérification immédiate et intégrale du travail d'un chercheur devient possible et, à cause des cas récurrents de fraude scientifique, on peut fort bien envisager que ce genre de garantie devienne une nouvelle norme en matière de publication scientifique.

Mais pourquoi appeler ceci fluidification du document scientifique. La réponse est simple: une telle présentation des faits avec possibilité de réaction critique immédiate entraîne une incitation au dialogue, à la discussion, voire à la controverse, comme d'ailleurs à la complémentarité et à la collaboration. En d'autres mots, publier des données scientifiques de cette façon ne peut que conduire à une discussion beaucoup plus intense et approfondie des résultats de laboratoire. Pour ceux qui n'ont pas accès à des laboratoires bien équipés dans les domaines qui les intéressent, cette façon de publier leur permettrait d'intervenir avec fruit dans la recherche du plus haut niveau. Et c'est cette intensification d'une phase de discussion accompagnant de très près la publication scientifique qui correspond au terme de fluidification du document. En d'autres mots, cette discussion qui accompagnerait sans cesse la production de nouveaux résultats expérimentaux et leur interprétation correspondrait à l'instauration en continu et à une échelle globale d'une situation qui existe déjà dans les institutions de recherche de manière limitée dans le temps et localisée: je veux parler du séminaire. La fluidification de la publication de la recherche scientifique devrait donc tendre petit à petit à prendre la forme de séminaires multiples, mais tous fonctionnant en continu et tous accessibles de tous les points de la planète.

Tel un périodique, le séminaire, comme forme, privilégie l'originalité et la performance, mais à l'inverse du périodique, son rôle n'est pas de promouvoir l'auteur, mais plutôt de stimuler le débat et l'avancement des idées. En d'autres termes, le processus de la recherche précède le ou les producteurs. Par ailleurs, tout comme une équipe de recherche, le séminaire se construit à partir d'un effort collectif, mais à l'inverse de l'équipe, le séminaire ne s'organise pas explicitement autour d'une structure hiérarchique (il ne l'exclut pas par ailleurs). L'accès à un séminaire est contrôlé par certaine règles qui ont à voir avec des degrés reconnus et acceptés de compétence. Enfin, le séminaire fonctionne par la présentation structurée de résultats et d'interprétation permettant une refonte collective de l'ensemble. Dans la situation actuelle, dominée par l'imprimé, tout ceci se traduit en fin de compte par un article; en situation d'édition électronique, des groupes mobiles agissant au sein du séminaire élargi, se chargeraient de synthèses temporaires susceptibles de redéfinir la problématique de base, les théories en voie d'élaboration ou les protocoles expérimentaux en cause. Et immédiatement, l'évaluation repartirait sur cette nouvelle base, bouclant l'une des boucles d'un processus sans fin et surtout continu. On n'assisterait donc plus à des articles prenant la forme d'une marchandise symbolique à mettre en circulation dans le marché des idées, mais à l'élaboration de plateformes temporaires permettant immédiatement la relance des débats dans de nouvelles directions avec de nouveaux outils de laboratoire ou conceptuels.

Ces remarques spéculatives appellent quelques commentaires supplémentaires, ne serait-ce que pour les nuancer un peu et les placer aussi en contexte. D'une part, il est clair qu'un tel système redéfinit profondément la notion d'auteur scientifique et ne fonctionne pas d'une manière qui soit immédiatement compatible avec le système actuel de la recherche. Il est difficile, en effet, de construire un système de récompense individualisé dans le contexte du séminaire élargi. Chacun se fond plutôt dans un collectif synergique. Par conséquent, il faut bien voir que la forme fluidifiée du séminaire ne peut être présentée que comme tendance inhérente à la logique du médium électronique. Il faut bien voir aussi qu'elle va susciter des résistances précisément parce qu'elle ne laisse pas assez de place à l'individualisme entrepreneur comme ressort profond de la mécanique de la recherche. Cela dit, le débat sous la forme fluidifiée du séminaire est déjà fondamentalement présente au coeur du processus de la recherche, mais elle est artificiellement écartée dans la forme figée de l'article imprimé parce que ce dernier permet de mieux effectuer la répartition individualisée du capital visibilité qui joue un rôle incontournable dans la recherche dans l'état actuel de la situation. On peut donc imaginer que, entre la logique pure d'un système de publication fondé exclusivement sur la forme séminaire, et la forme actuelle où l'imprimé en quelque sorte fige la "coulée continue" de l'ensemble laboratoire-séminaire pour en extraire des lots attribuables à telle ou telle personne, se manifestera une synthèse nouvelle où se verront reconfigurer les positions du chercheur-auteur par rapport, d'une part, aux produits de la recherche et, d'autre part, par rapport à d'autres chercheurs.

Il est difficile d'aller beaucoup plus loin sans sombrer dans la science fiction et l'imaginaire pur. Cela dit, il est intéressant de noter deux petits événements qui, à mon sens, soutiennent ma thèse d'une fluidification du processus de la publication scientifique. Je veux parler de la façon dont une partie de la discussion sur la fusion froide s'est effectuée sur le réseau Bitnet à l'époque où cette controverse faisait rage. Une des dimensions frappantes de la controverse autour de la fusion froide, c'est qu'une partie significative se soit passée sous forme de discussion et non pas seulement sous forme de publications formelles ou de colloques ritualisés. Ce fut, bien sûr par ces derniers moyens que la question fut finalement réglée puisque ce sont actuellement les lieux canoniques de légitimité maximale, mais la part laissée à la discussion en continu m'apparaît beaucoup plus large que d'habitude. Bien sûr, on pourrait aussi lire là-dedans des signes de marginalité et il ne faut pas les exclure de l'analyse. Beaucoup de personnes qui intervenaient dans la discussion n'avaient littéralement aucune légitimité pour le faire, et ce en particulier parce que n'importe qui pouvait s'abonner à la liste de discussions. Mais de vrais débats avaient lieu ici et là, comme si un séminaire continu sur la question s'était tenu ouvert à la disposition d'une bonne partie de l'Atlantique nord. En cela, ce débat offrait une dimension neuve qui est d'autant plus intéressante que l'archive est encore disponible et peut être étudiée.

Dans un autre ordre d'idées, nombre de revues électroniques se tournent assez spontanément vers l'option de créer une liste de discussion en accompagnement de la publication électronique elle-même. La revue Post-Modern Culture a ainsi créé une version de MUD qui permet aux lecteurs et utilisateurs d'articles de cette revue d'interagir entre eux et avec les auteurs. Dans ma propre revue, Surfaces, nous sommes en train de tester la mise en route d'un serveur de liste de façon non seulement à mieux garder le contact avec nos utilisateurs "réguliers", équivalents électroniques des abonnés classiques, mais aussi et surtout pour bénéficier de toute cette énergie intellectuelle qui réside dans le flux relativement libre du commentaire et de la controverse.

D'une certaine manière, nous retrouvons spontanément les paramètres de la dynamique des textes à l'époque du manuscrit et en particulier au Moyen-Âge. Bien entendu, ce nouveau "Moyen-Âge" diffère beaucoup du premier, ne serait-ce que par une efficacité textuelle telle qu'il ne pourrait être appelé qu'un turbo-Moyen-âge. Par le truchement de la glose, du commentaire, du codicille et ainsi de suite, le scribe marquait les signes d'une profonde sagesse qui consiste à dire: il n'y a pas d'information pure; l'information ne peut jouer son rôle qu'à l'intérieur d'un processus de débat, de disputatio se marquant lui-même par un ensemble de commentaires, réfutations, modifications, annotations, etc.

L'idée de construire des lieux de débats autour des textes publiés retrouve cette nécessité propre au processus de l'assimilation qui, d'ailleurs, se profile jusque dans la lecture silencieuse quand nous écrivons des commentaires en marge des textes que nous lisons. Bref, la nécessité d'un lieu "séminaire" se manifeste de nombreuses façons et c'est ce qui me conduit à dire que cette forme va s'intensifier dans la publication électronique alors qu'elle va commencer à se déployer au-delà de l'extension directe de l'imprimé. Mais c'est aussi parce que cette forme redéfinit ce que signifient des termes comme auteur, lecteur, éditeur et ainsi de suite, que les configurations fondamentales du système de la recherche vont être à terme profondément remaniées.

Prenons une analogie pour mieux comprendre de quoi il s'agit. Le périodique savant qui s'est adossé à ses débuts au commerce épistolaire et était chargé en quelque sorte de se substituer le mieux possible à lui, a finalement assisté de très près à la naissance des disciplines[20]. De la même façon, la revue électronique est en train de naître, adossée à la discipline, mais nul ne sait où elle aboutira et quelles transformations elle va contribuer à mettre en oeuvre. J'ai malgré tout hasardé l'hypothèse qu'un phénomène de fluidification prenant la forme générale du séminaire allait apparaître tôt ou tard dans cette évolution.

Nous avons parlé essentiellement d'édition électronique savante dans ce texte, et encore cela n'a été que sous formes d'esquisses bien rapides. Pourtant, déjà, les paysages basculent vite, les horizons plongent rapidement hors du regard car dire que l'on ne sait pas ce qui va arriver veut au moins dire que l'on sait que cela ne va pas continuer comme avant. Or le monde de la publication savante est l'un des plus stables et des mieux protégés que l'on puisse imaginer. Le reste de l'édition électronique va donner naissance à des paysages encore plus étrangers et étranges que les quelques hypothèses timides que je viens de proposer sur l'évolution des revues savantes. Les relations humaines en général vont se modifier profondément alors que se généralisent les "identity workshops", pour reprendre la belle expression d'Amy Bruckman du MIT, où les gens s'expérimentent littéralement à travers la construction synthétique de personnalités différentes[21]. Les contacts humains reposant sur une médiation informatique vont se réguler selon des espaces-temps nouveaux, des géographies nouvelles, des contacts interculturels inédits. Déjà des mots apparaissent, des icônes nouvelles scandent d'une étrange ponctuation les textes échangés par ordinateur[22]. Bref tout se transforme d'une manière qui dépassera probablement de beaucoup les effets, pourtant déjà si profonds, de la télévision.

Mais pendant tout ce temps, nous nous préoccupons de bande passante, de fibre optique et on nous promet 500, 1000 canaux de télévision comme si le futur se faisait en tirant simplement sur l'élastique du passé. Dans ce cas-ci, il ne faut pourtant pas énormément de perspicacité pour deviner que le point de rupture est proche. Et ceux qui tiennent cet élastique vont se faire mal.


1 Ceci est plus vrai des États-Unis que du Canada. Que l'on pense, par exemple au débat sur le codage par clef publique et à `Clipper". Retour.

2 Voir l'article paru dans le Globe and Mail au mois d'avril 1994 et portant le titre "Internet Sleaze". Retour.

3 Jean-Claude Guédon, "Marginal Life on the Margins: Time, Space and Subject in the Minitel Cyberspace", communication lue à la 2ème conférence internationale sur le cyberespace, Santa Cruz, Californie, avril 1991. Cette communication est censée paraître dans les actes de cette conférence. Le domaine appelé en anglais CMC (computer mediated communication) est en train de se développer très rapidement, en particulier grâce à deux modalités de communiation (et donc d'édition électronique) inventées sur l'Internet, d'une part l'IRC ou Internet relay Chat, et, d'autre part, les MUDs ou "Multi-user dungeons" en souvenir des jeux "dungeons and dragons" qui ont servi demodèle à ces jeux de rôle interactifs au début.pédagogiques. Retour.

4 FTP, ou File Transfer Protocol constitue, avec le courrier électronique et le pilotage à distance d'un ordinateur (fonction Telnet), l'une des trois fonctionnalités de base du faisceau de protocoles fondant l'Internet et communément connu sous le nom de TCP/IP. Retour.

5 Rappelons pour la petite histoire que le créateur d'Archie, Peter Deutsch, a imaginé ce systè,e à l'époque où il travaillait pour les services informatiques de l'Université McGill à Montréal. Il a depuis quitté McGill pour fonder la comagnie Bunyip. Retour.

6 Pour une description de ces outils et terms, je renvoie les lecteurs intéressés à n'importe lequel des nombreux livres qui sont récemment sortis sur l'Internet. Retour.

7 En ce qui concerne le cas japonais, il faut lire Jeffrey Shapard, "Islands in the (Data) Stream: Language, Character Codes, and Electronic Isolation in Japan," dans Global Networks. Computers and International Communication publié sous la direction de Linda Harasim (Cambridge, Mass., MIT Press, 1993), pp. 255-70. Retour.

8 J'ai introduit cette idée dans un essai qui doit paraître bientôt. Il s'agit de "Why are Electronic Publications Difficult to Classify?: the Orthogonality of Print and Digital Media." qui va prochainement sortir dans Directory of Electronic Serials, Newsletters and Academic Lists (Washington, DC, ARL, 1994), sous la responsabilité deAnn Okerson. Retour.

9 J'ai traité cette thèse dans mon article "Electronic Academic Journals: From Disciplines to `Seminars'?", qui doit paraître cette année dans ue anthologie intitulée Computer Networking and Scholarship in the 21st Century University, publiée sous la direction de Teresa Harrison et Tim Stephen. Retour.

10 Voir sur ce sujet les statistiques et analyses offertes par: University Libraries and Scholarly Communication: study prepared for the Andrew W. Mellon Foundation by Anthony M. Cummings et al. (The Andrew W. Mellon Foundation, 1992). Voir aussi jean-Claude Guédon, "Édition électronique, publications savantes et avenir des bibliothèques," dans Communication scientifique, nouvelles technologies et rationalisation des ressources: un défi pour le sbibliothèques universitaires. Actes du Colloque organisé à l'occasion du 25ème anniversaire du Sous-Comité des bibliothèques, CREPUQ (Montréal, Bibliothèque nationale du Québec, 1993), pp. 45-52. Retour.

11 Quant aux chercheurs, même s'ils sont plus nombreux, ils tendraient plutôt à diminuer le nombre de leurs abonnements personnels dan sun contexte de baisse tendancielle du niveau de vie. Retour.

12 Des droits d'auteur sont prévus pour les les revues où sont imprimés les articles en question. Retour.

13 Je vais développer toute cette question dans un article qui sortira en 1995 dans la revue Serials Librarian, probablement sous le titre "What if Libraries did Electronic Publishing the way Mr. Jourdain spoke in Prose? Without Knowing it". Retour.

14 Je dois ces chiffres à Stevan Harnad qui me les a transmis dans un courrier personnel. Retour.

15 Voir mon article cité à la notes 8. Voir également les deux notes que j'ai récemment publiées: "Périodiques scientifiques: une solution à l'accroissement vertigineux des coûts?" Bulletin. La Fédération canadienne des études humaines (été 1993, vol. 16 Nos 1 & 2), 3-6. "Irruption des périodiques électroniques savantes (sic), University Affairs/Affaires universitaires (mai 1994), 12-3. Voir aussi Teresa Harrison et al., "Online Journals: Disciplinary Design for Electronic Scholarship," The Public-Access Computer Systems Review, vol. 2 No 1 (1991), p. 26. PACS-Review is both an electronic and a paper journal. The former can be accessed on the gopher of the University of Houston Libraries. Retour.

16 Et le plus intéressant dans tout cela, c'est qu'il en sort effectivement de l'excellence. En effet cette mise en ordre d'actes contingents contribue précisément à les disposer en une sorte d'axe fondant ensuite l'évaluation. Le travail visant l'excellence a ainsi tendance à s'harmoniser au concept construit d'excellence qui, de ce fait, se naturalise et acquiert une apparence objective. Retour.

17 Sécurité toute relative, d'ailleurs, comme le montre le problème du piratage de slivres jusqu'à une date récente. L'imprimerie, comme technique, ne garantit pas à elle seule l'intégrité d'un texte, ce que l'on oublie souvent lorsqu'on lui compare défavorablement l'électronique. Retour.

18 Canadian Network for the Advancement of Research, Industry and Education. Retour.

19 Certaines revues imprimées tenteront certainement de prolonger leur existence papier en se dotant de possibilités analogues par l'ajout d' une disquette. Retour.

20 Voir mon article mentionné à la note 8 où je développe ce détail. Retour.

21 Amy S. Bruck,am, "Gender Swapping on the Internet," Proceedings INET'93. Id. "Identity Workshop: Emergent Social and Psychological Phenomena in Text-Based Virtual Reality." Ces deux textes sont disponibles électroniquement et le plus simple est de s'adresser directement à Amy Bruckman elle-même à l'adresse électronique suivante: asb@media-lab.media.mit.edu. Je la remercie ici de m'avoir permis de consulter ces textesfondamentaux pour l'étude de ce que l'onappelle désormais le CMC (computer mediated communication). Retour.

22 Sur ce sujet, il faut lire Brenda Danet et Lucia Ruedenberg, " `Smoking Dope' at a Virtual Party: Writing, Play and Performance on Internet Relay Chat," à paraître dans Networks and Netplay: Virtual Groups on the Internet, publié sous la direction de Sheizaf Rafaeli, Fay Sudweeks et margaret McLaughlin (Cambrisdge, Mass.: MIT Press). Retour.


S.D. 08/03/94